Une buvette pas si cher.
Mais pour quoi faire ?

La bonne saison allait arriver. Après un hiver pénible, confiné dans une seule pièce chauffée, par manque d'argent, Ulno se disait qu'il fallait trouver quelque chose qui change les idées.

au bourg

Dans ce coin reculé du Sud-Ouest, en milieu rural, il ne voyait pas grand monde. Les gens de misère, de l'échec social, comme lui, qu'on laisse sur le bord de la route n'offre pas grand intérêt, pour qu'on trouve des raisons à les rencontrer. En dehors de leur faire la charité pour se donner bonne conscience, rehausser sa propre image, se faire plaisir à soi-même.

Comment voir du monde ? Comment lier des relations sociales ?

Une idée

C'est à force de retourner ces questions dans sa tête et d'en parler avec quelques autres, que l'idée surgit un jour. Ouvrir une petite buvette sans but lucratif.

Pour se retrouver à plusieurs, se raconter, faire des trucs ensemble, prendre des initiatives à plusieurs.
Pas pour faire du commerce, ni faire du bénéfice. Pas cette mauvaise manière d'être en relation, car basée sur l'arnaque dans l'échange.

Non. Une coopérative. Où chaque participant pourrait partager les décisions. Où le prix d'achat des boissons serait partagé au prix coûtant calculé au verre. Ce qui n'empêche pas d'offrir aux autres, quand quelqu'un le décide. Ce qui n'empêche pas de ne rien payer quand on ne peut vraiment pas. Ce qui n'empêche pas à ceux qui le décident de laisser une petite somme de soutien.

Pas si bête, cette idée. Réfléchissons.

Sans le sou : subventions, sponsors ?

Des gens sans le sou, comme Ulno ne pouvait rien mettre en pratique, sans s'appauvrir encore davantage.

Pour cette raison, faudrait-il solliciter des subventions et se retrouver alors à la botte des politiciens et de la classe politique dominante ? Non. Faudrait-il solliciter des sponsors et se mettre à la botte d'entreprises privées ramasseuses de fric ? Non.

Il s'agissait de mettre en pratique, avec les voisins, les connaissances, des manières de s'organiser en dehors de l'esprit de soumission à ceux qui aspirent à diriger. S'organiser de manière autonome et égalitaire. Faire en sorte que les dépenses réelles soient prises en charge d'une manière juste entre tous celles et ceux qui s'associent. Et les décisions soient prises à partir de l'assemblée générale de celles et ceux qui se sentent concerné-e-s.

En avant pour la buvette...

Un beau jour du début du mois de mai, le comptoir fût installé. Des tables de récupération, une table de construction artisanale, un peu de musique. Des affiches pour expliquer la buvette, la coopération entre les membres, le calcul des tarifs. Les horaires d'ouverture pendant le week-end, car il s'agissait de faire ça en fin de semaine. Et autres informations.

buvette en plein air

Ulno avança à la buvette une ou deux dizaines d'euro pour l'achat des premières boissons, grâce à quelques chèques emploi service universel. Incontournable. Ce prêt d'Ulmo à la buvette coopérative devait lui revenir intégralement à la fermeture de la buvette. Ainsi, Ulno ne s'appauvrirait pas et ne s'enrichirait pas.

Il fallait maintenant faire savoir l'ouverture. Petite commune de 200 habitants, c'est d'abord le bouche à oreille qui a été utilisé.

L'ouverture

Beaucoup de gens disaient :
« Ah! c'est une bonne idée ! »
D'autres encore disaient :
« Ah ! Je passerai un de ces quatre ! »

buvette interieur

Le week-end arrivait.
Tout était soigneusement mis en place.
De grandes affiches très visibles indiquaient la buvette et sa façon d'exister. Impossible de ne pas les voir tellement elles étaient grandes et bien visibles. Qu'on passe en voiture ou à pied.

Régulièrement, Ulno et deux comparses se retrouvaient à la buvette. Les uns offraient des pots aux autres, chacun son tour, spontanément et sans difficulté, vu le très faible coût.

Des voitures ralentissaient devant l'entrée, lisant les pancartes. Ou même s'arrêtaient complètement pour lire.

Des résistances...

D'autres gens passaient à pied, regardaient et continuaient leur chemin. Parfois, ils étaient invités à faire une petite halte. Mais, non, ils passaient leur chemin.

Ulno se mit à dessiner des affiches à la main. Pour faire connaître l'ouverture de la buvette. Et à les coller sur les panneaux de bois de la commune où les comités des fêtes annonçaient les évènements.

Parfois les comités recouvraient cruellement les affiches faites à la main, par leurs grandes affiches imprimées et coûteuses. Même si suffisamment de place se trouvait sur le panneau, sans devoir coller par dessus l'affiche de la buvette.

Et puis Ulno se mit à imprimer des petits papiers pour remettre en main propre ou en boites aux lettres.

Et puis des courriers électroniques furent envoyés à quelques connaissances. Quelques personnes firent l'effort de venir au moins une fois. Parfois même en dehors des heures d'ouverture de la buvette.

Exclusion sociale !

D'autres n'ont pas bougé. Pas une seule fois. Même parmi celles et ceux où on aurait parié sans hésitation qu'ils viendraient. Parce qu'on croyait qu'ils étaient proches de nos idées. Ou tout simplement, sans ça, parce que l'idée de rencontre autour d'un verre peu coûteux serait appréciée. Éh bé, non ! Pas une seule fois !

Elle est là, l'exclusion sociale.
Visible.
Sous nos yeux.

Des habitants du bourg qui ne nous connaissent que lorsqu'ils veulent régler agressivement un problème dont ils nous croient responsables. Qui se déplacent et viennent alors. Mais ne bougent jamais pour autre chose, comme ce genre d'initiative. Il faut préciser que la buvette n'a pas mis d'alcool en distribution : une déception pour bon nombre de gens.

moi, chez les pauvres !

À quoi ça sert ?

Finalement, une quinzaine de personnes ont participé entre mai et septembre. Avec un tout petit petit noyau d'assidus sur la commune. Et on se dit que peut-être, ce n'est pas si mal, pour un département si peu peuplé et si grand. Et pour le milieu rural de l'intérieur.

On se dit que mettre en pratique, concrètement, des façons d'être qui nous tiennent à coeur, c'est vraiment important. Dans tous les domaines de la vie. Même si on sait bien que pour un profond et réel changement de société, c'est un renversement global du système qu'il est nécessaire de viser. Et sa reconstruction totale sur d'autres bases.

Un grain de sable sur la dune.

Ce n'est pas parce qu'on n'est pas nombreux ; ce n'est pas parce qu'on n'a peu de moyens ; ce n'est pas parce qu'on va à contre-courant des pensées dominantes, des modes de vie imposés qu'il ne reste qu'à se résigner. On peut refuser la soumission, se forger un esprit de résistance sans suivre des directions imposées par l'argent, par la politique, par les pouvoirs. On ajoute ça à nos petites luttes sociales. Face aux faiseurs de fric et aux profiteurs de tout poil. Loin de ceux qui ne songent qu'à exercer leur pouvoir sur les autres.

Chaque grain de sable a toute son importance pour l'existence et l'avenir de la dune. Il en restera toujours quelque chose.

août 2007.

cardamine

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